Un samedi ensoleillé, rue des Saints . La rue grouille de petits commerces qui dégueulent leurs fruits, légumes, fleurs, poulets et pâtisseries sur les trottoirs encombrés de caddies et de poussettes. Je vais travailler. Ordinateur en bandoulière, je marche d’un pas décidé vers ce café dont on m’a dit tant de bien.  J’arrive dégoulinante et affamée devant une terrasse bondée, ou des jeunes à moustaches, cigarettes au bec  et bonnets visés sur la tête me dévisagent avec pitié. Et meeeerde, j’ai oublié ma moustache. Il y a des cafés à Paris où l’on ne rentre pas sans moustache. Si, si…

Je rebrousse chemin, traînant mon sac, mes pieds et ma déception. En redescendant la rue (je vais boire un coup chez Marion pour me remettre de mes émotions) je m’arrête amusée devant deux Barbies qui me sourient. Une dame qui pourrait être ma grand-mère est assise auprès d’elles, aiguilles à tricoter à la main.

Page: Reka

Reka à 66 ans et vient de Bulgarie. Elle est arrivée en 1988, avec sa fille et son fils sous le bras.  Aujourd’hui, elle est deux fois grand-mère, habite dans le 94 et reçois 1300€ par mois d’aides diverses, dont 800€ servent à payer le loyer de l’appartement qu’ils partagent à quatre. Aujourd’hui Reka est assise sur le trottoir, une boîte de conserve et deux Barbies à ses pieds. Si vous vous approchez assez, vous pourrez lire ceci : « Commencez et finissez la journée par un bon geste et soyez gentille le reste du jour, vous vous sentirez mieux ».

Reka fait la manche. Ou plutôt Reka vends des robes pour Barbies qu’elle tricote au soleil, sur le bord du trottoir de la rue des Saints. Pour 3€ vous deviendrez l’heureux propriétaire d’une petite robe en laine rose pétard. Il aura fallu 10h de travail à Reka pour réaliser ce travail. Si vous êtes un peu audacieux vous pouvez acquérir la petite culotte assortie, que Reka me dévoile dans un gros éclat de rire en soulevant la robe de Barbie.

Reka

Les enfants s’arrêtent intrigués, les filles trépignent, les parents les traînent derrière eux en grommelant.  Reka regarde passer les gens pressés, qui jurent quand par malheur ils trébuchent sur sa boîte de conserve. « C’est moi qui suis dans la misère et c’est eux qui sont fachés, c’est la rue de la désolation ici, pas la rue des Saints ! ». Et elle rit, elle pétille de tout son être. Je suis assise à côté d’elle, elle me raconte sa famille, ses amis, son pays, ses colères…. Et elle n’arrête pas de sourire. « Je suis très triste au fond ».

Reka fait la manche. Du moins c’est ce que je croyais. Elle hèle un passant « Hey, donnez-moi une pièce s’il vous plaît ! ». Blanc. « C’est honteux hein ? ». Elle explose de rire à en pleurer. Reka ne fait pas la manche, elle vends le travail d’une activité qui lui permet de  garder un certain lien social avec une société qui l’oublie un peu trop à son goût… « Tu imagines on me propose des activités pour personnes du troisième âge !? Qu’est-ce que je vais aller faire enfermer avec des petits vieux à jouer au loto ? ».

Reka

Reka souffre de la solitude. Ici, elle connaît les gens du quartier, certains s’arrêtent pour lui tendre la main, d’autres esquissent un sourire. Elle rayonne au soleil, elle est chez elle. Reka pourrait être ma grand-mère, votre grand-mère. Et pourtant, elle est cette étrangère que l’on ne regarde pas. Pourquoi? Parce qu’elle assise dans la rue? Parce qu’elle vous dit bonjour quand vous marchez la tête dans les épaules ?

Parfois l’indifférence laisse place à la haine.  Un soir, un jeune homme en costard la regarde. « Vous voulez manger chaud ? Je peux pisser dans votre boîte si vous voulez ».

Reka a le regard triste, elle ne rit plus. « La première victoire de la haine, c’est celui qui la porte en soi. Elle te ronge, la haine ». Je quitte Reka en l’embrassant comme ma grand-mère. « Je te souhaite de grandes joies, du fond du cœur, du fond de l’âme. »