Aujourd’hui j’ai croisé le regard d’Alfred. Un regard tantôt plein de larmes, tantôt rieur, tantôt vague. Alfred a 44 ans et est alcoolique. Il est assis à l’ombre d’un immeuble, une cigarette à la main, les yeux fixés sur ses chaussures. Il lève les yeux à mon passage et me demande si j’ai un ou deux euros. J’imagine que ça vous est tous déjà arrivé. Ma réaction dépend souvent de mon humeur (la patience me fais souvent défaut), mais j’ai généralement un paquet de cigarettes que je partage avec plaisir dans ce genre de situation. Pas de cigarette dans mon sac aujourd’hui mais bizarrement beaucoup de patience… Je demande à Alfred ce qu’il compte s’acheter avec ces un ou deux euros.

21.04.2012010

Il me regarde droit dans les yeux : « une bière ».

La mâchoire m’en tombe. En général j’entends plutôt des réponses du type « un sandwich, une chambre d’hôtel, une paire de chaussure ». Je suis bouche bée, je suis prise au dépourvue. Je m’attendais à tout mais pas à ça. J’ai été moins surprise la fois où l’on m’a demandé une petite pièce pour faire le plein d’une Porsche… Je me dis au fond de moi que c’est hors de question. Un sandwich ? Une cigarette ? Oui. Mais de la bière !? Ça va pas bien non ?!

J’ai les idées bien arrêtées. On est tous plus ou moins flexibles sur certaines choses… Mon père ne me donnerait pas un centimes pour que je m’achète des cigarettes. De la même manière, je ne donnerais pas un euro à un sdf pour qu’il s’achète à boire. Il est déjà dans la merde, c’est pas la peine d’en rajouter… Et là, le regard d’Alfred me touche, un regard humble. Je me demande comment on en arrive là. Comment on en arrive à demander un euro pour s’acheter une bière en regardant quelqu’un droit dans les yeux. Je m’assieds.

Alfred

Alfred à 44 ans et est alcoolique. C’est un enfant du quartier. Il habitait rue de la Tour d’Albi dans un petit appartement, avec sa mère et son frère. Il travaillait jusqu’à récemment, comme boulanger puis comme manutentionnaire, jusqu’à ce que son frère lui vole de l’argent pour payer sa dope. La drogue… Elle a un goût amer pour Alfred. Il ne supporte pas longtemps les habitudes et la malhonnêteté de son frère. Il commence à boire, perd son job, et est mis à la porte par sa mère. Aujourd’hui Alfred habite toujours rue de la Tour d’Albi. Sur le trottoir.

Un homme passe, s’arrête, sert la main d’Alfred et lui demande si il est allé à l’hôpital la semaine dernière. « Non, j’étais trop bourré. »

21.04.2012011

Alfred habite ici depuis qu’il a sept ans, les gens le connaissent. Ils lui demandent comment se passe sa cure, ce n’est pas la première qu’il suit… Il est entouré par une petite communauté d’habitants qui le soutient.

Ils portent des jeans, des tailleurs, des talons ou des baskets. Ils s’arrêtent un moment, esquissent un signe… Alfred est un enfant du quartier.

Pourquoi un euro pour une bière alors ?  Il ne peut ni manger ni boire ne serais-ce qu’un café. Il lui faudrait des semaines voire des mois pour restaurer son système digestif.

Malheureusement on n’arrête pas de boire comme ça quand on a atteint ce niveau de dépendance à l’alcool.La seule chose qu’il tolère c’est la bière, la 8.6. « La 8.6, elle a un truc dedans, un truc avec un goût de lessive, tu sais ? ». Heu, non je ne sais pas vraiment…. « C’est pas bon mais ça nourrit ». Alors en attendant de pouvoir aller à l’hôpital et suivre sa cure, Alfred se nourrit à la bière. Ça peut paraître facile d’aller à un rendez-vous à l’hôpital… Mais pas quand on boit. Pas quand on dort dans la rue et qu’on doit se rappeler de la date et de l’heure, pas qu’on doit rester sobre pour pouvoir y aller seul.

Alors aujourd’hui j’ai donné deux euros. Deux euros à un homme pour qu’il puisse s’acheter une bière. Je ne sais pas si j’ai bien fait, je ne suis pas sure que ça l’aide. Mais aujourd’hui j’ai décidé que je n’avais pas à juger.