Rozka et Rozan  sont assis à quelques mètres l’un de l’autre, lui sur l’une des marches qui s’enfoncent dans les ténèbres du métro souterrain, elle à la sortie des escalator, les fesses confortablement calées sur une cagette retournée.

Rozan

Je les croise tous les matins, quand je dévale les escaliers du métro quatre à quatre. Je suis pressée, je suis à la bourre parce que j’ai dû, encore une fois, lutter avec mon épaisse couette pour qu’elle me laisse partir en cours…

Et ce, jusqu’au jour où j’ai ouvert les yeux. C’était un matin. Un matin chagrin. Un café noir, une cigarette, une gueule de bois, c’est pas mon jour. Je rumine, je tourne en rond, je m’énerve, et finalement, je saute dans un jean troué et je sors. Je suis fâchée avec la terre entière, les gens parlent fort, me foncent dedans, jurent des insultes à tout va, piétinent le goudron noir qui fond sous la chaleur torride de l’été parisien… Je les traite tous intérieurement de cons. « Bande de cons ». Je cherche dans mon téléphone un ami à qui parler. Pfff, tous des gros cons !  Ça arrive parfois. On est tellement fâché sois-même qu’on est fâché avec tout le monde.

Je m’assied sur le bord du trottoir, complètement dépitée. Il fait beau, le soleil m’éblouit, je fripe le front en me disant que le soleil continue à briller comme ça je serai ridée à 25 ans. Je respire mieux, assise sur mon bout de trottoir, au milieu de gens pressés qui ne m’adressent pas un regard. Je parcours la rue des yeux, amusée par l’effervescence de ces fourmis affolées. Au milieu de ce débordement d’activité, je vois, pour la première fois, Rozka et Rozan, assis patiemment, sur un bout d’asphalte. Rozan est assis au soleil, un gobelet vide à ses pieds.

Rozan

Les gens passent sans le voir, ils l’effleurent, le bousculent parfois. Rozan est immobile, le regard dans le vide.  Je le regarde.  Il me regarde, fais un vague mouvement de tête qui dit : « qu’est-ce tu veux toi ? ». Heu… J’en sais rien moi. Je lui lance un timide « bonjour ». Rien. « Il fait beau hein ? ». Il me regarde avec un air mi-amusé mi-étonné, il ne comprends pas un mot de ce que je viens de dire. Et c’est ici que commence la conversation. Des regards, des sourires, des gestes approximatifs… Une conversation qui ne laisse pas de place au superficiel. Il pointe du doigt celle que je comprends être sa femme. Le geste est furtif, presque dédaigneux, je devine un sentiment de honte à montrer celle qu’il aime, assise sur une cagette, la main tendue.

Je décide d’aller lui dire bonjour. Peut-être même lui parler du temps qu’il fait… Je m’approche et m’accroupis près de la cagette. Rien. Je la regarde et  lui lance un bonjour jovial. Elle sursaute complémentent effrayée. Je lui prends la main. Rozka, puisque c’est ainsi qu’elle s’appelle, ne m’a pas vu venir. Rozka est aveugle. Elle explose d’une rire fabuleux qui illumine son visage en un instant. Elle touche l’appareil photo et réfléchis. Une photo, juste une.

Zorka

Elle déballe une ribambelle de mots colorés que je ne comprends pas. Elle fini par pointer du doigt une vieille dame, à 25 mètre de là. C’est sa belle mère, Veiditzie. Toutes ses dents sont en or, elle ri sans cesse, essayant de me faire comprendre que pour avoir une photo d’elle il faudra payer. Je range donc l’appareil photo et je m’assieds pour papoter. Je fini par m’éclipser, laissant Rozka et Rozan, le regard dans le vide, attendant que quelqu’un ne leur sourit.

C’est ainsi que j’ai découvert qu’à Paris aussi on peut voyager. Que les personnes que l’on ignore consciemment sont celles qui seront prête à partager un bout de trottoir avec vous et à parler du temps qu’il fait. Essayez d’aborder monsieur tout le monde dans la rue pour lui parler. La plupart auront peur, vous ignoreront ou n’auront pas le temps. Abordez un parfait étranger, une des personnes que l’on ne veut pas voir, une de celle à qui l’on ne donne pas, ne serai-ce qu’un sourire ou un regard, il vous accueillera à bras ouverts, sans poser de question, ou en en posant beaucoup. Chaque jour, je partage un sourire avec un parfait inconnu. Je n’ouvre pas souvent mon porte monnaie mais j’offre à chaque fois une cigarette ou un peu de mon temps. Ce n’est pas grand chose si ce n’est cette impression d’avoir, à chaque fois, créé un lien.