Belleville. Pour une raison qui m’échappe, je n’y avais jamais mis les pieds. Décidément, il est bien vrai que les parisiens connaissent très mal leur ville. Et il aura suffi qu’on m’y suggère un petit déjeuner pour que j’en tombe amoureuse immédiatement. Je remonte le boulevard sourire aux lèvres, appareil photo en bandoulière et ravie de mes rencontres toutes plus charmantes les unes que les autres.

Et là, au détour d’une ruelle, « BAM ! ».

Je me prends une énorme claque visuelle. Deux vieux messieurs, assis en plein milieu du boulevard sur des plots en bétons. Ils sont complétement dans leur monde, ils papotent très sérieusement, de sujets certainement très sérieux. Ils ne vont jamais me remarquer.  Je charge, j’épaule, je pointe, je vais dégainer. La photo du jour, elle est là, sous mes yeux.

Belleville

Au moment  de déclencher, alors que j’entends déjà le « CLAC ! » de l’appareil photo qui va suivre, j’aperçois dans le viseur un des deux vieux messieurs qui me fixe. Tend son bras vers moi. Et me fait un énorme doigt d’honneur. Comme ça. Un doigt d’honneur. Bon, ils m’ont remarquée. Et il n’a pas l’air ravi ce vieux monsieur. Mais alors pas du tout. Je ne prends pas ma photo, dépitée. Je n’en reviens pas de cette insolence toute vieille.

Le doigt d’honneur n’a jamais aussi bien porté son nom. Je me dirige vers eux, passablement hilare, et ils sont bien surpris de me voir débouler. Après deux ou trois doigts d’honneurs supplémentaires, vaine tentative de découragement, j’aperçois un sourire poindre. Ils se détendent et se mettent à me parler d’un autre temps.

Ce sont certainement les petits vieux les plus sympas du quartier, malgré leurs attitudes un peu cavalières. Venus d’Algérie en 1973, ils ont connu Belleville quand c’était encore une belle ville. Une ville ou, en été, on se promenait sur le boulevard bondé, une femme à la robe légère au bras, une glace dans l’autre. Une ville qui grouillait d’artistes, de cinémas, où « il y avait des noirs, des arabes et des juifs, et où ça se passait bien ». Une ville où l’amour ne se jouait pas derrière un écran et ne se faisait pas par le simple swipe d’un doigt. Dans un petit rire, il caresse ses cheveux gris et me souffle, un peu timide, « Haha, les femmes ! Les femmes, j’en ai connu autant que j’ai de cheveux sur la tête ! ».

Belleville

Ils me parlent d’un temps où les gens travaillaient, dur, mais où ils se parlaient aussi.  Où ils prenaient le temps de s’intéresser aux autres, et d’ailleurs ils sont bien étonnés que je m’intéresse à eux. « Aujourd’hui il n’y a plus rien. Le monde a changé, il ne va pas bien. »

Et soudain, ils se lèvent. Et partent l’un et l’autre dans une direction opposée. « Allez au-revoir, désolés pour le doigt, on ne pouvait pas savoir que vous étiez aussi sympa. »

Belleville : au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable.

– Romain Gary