10 septembre 2008 – « J’ai un peu peur. Nous survolons des villes gigantesques. Il fait nuit, et en bas tout est éclairé. Ce matin j’ai quitté mes amis et ma famille. Je ne me rends pas vraiment compte, mais… j’ai un peu peur. »

Je caresse tendrement les pages de mon vieux carnet Moleskine noir…
L’odeur qui s’en échappe me fait tourner la tête. Six ans déjà, l’Inde.

25 août 2008 – « Nomôshkar amar nam Adélaïde – bonjour je m’appelle Adélaïde. Ami bangla bolté pari na – je ne parle pas bengali. Amar boésh unish – j’ai 19 ans. Ek, dui, tin, car, panc, cho, shat, at, no, dosh – un, deux, trois, quatre, cinq, sic, sept, huit, neuf, dix. »

Dans le jardin des Missions Etrangères de Paris, je rencontre le volontaire qui revient tout juste de la mission dans laquelle je pars, Amaury.

14 août 2008 – « Il a un sourire incroyable, lumineux, pétillant! Tout à coup, je réalise que je pars. Il a des chaussettes dans ses tongs. Des chaussettes indiennes à doigts de pieds. »

15 août 2008 – « Vaccins: rappels méningite A+C, rage, Hep B. Signer contrat Mondial Assistance numéro 611131. Médocs diarrhées, désinfectant, constipation, paracétamol. Deux jeans, trois tee-shirts, un pantalon… »

Pas de doute, je suis prête. Précis de grammaire bengalie sous le bras, je monte dans l’avion qui me conduit vers la Cité de la Joie. Je viens de m’engager pour un an de volontariat avec l’association Howrah South Point.

27 août 2008 – « Le départ approche. J’ai peur… Oui, j’ai peur. J’ai peur devant quelque chose que j’ai tant attendu. »

 

Le premier voyage. Celui que l’on n’oublie pas, celui que l’on rêve de refaire. Celui dont les odeurs, les bruits et  les gens ont imprégné la moindre de vos pores… J’ouvre mon vieux Moleskine, je suis fébrile et je respire longuement l’odeur des pages noircies. Je me rappelle.

« Quand on a décidé de partir, il faut faire ses bagages, seller son âne et se mettre en route. La montagne est à peine visible dans le lointain. À l’aube il faut partir. C’est un grand départ. Il faut dire adieu. À quoi ? À tout et à rien. À rien, car ce monde que l’on quitte sera toujours là près de nous, en nous, jusqu’à notre dernier souffle, toujours aussi près de nous. Étant chassé et repoussé, il a bien des chances de surgir avec plus de véhémence à l’intérieur de nous mêmes. À tout, car, en partant à la recherche de l’absolu, nous coupons les ponts avec tout ce qui pourrait nous en détourner. La séparation, finalement, n’est pas dans l’éloignement mais dans le détachement. Il faut à tout prix empêcher notre personnalité de se replier sur elle-même, de se construire une citadelle. Avant de partir, il y a quelques coups de hache et de serpe à donner. En tranchant autour de soi, on voit immédiatement que l’on tranche en soi. Mais il ne faut pas attendre d’être détaché de tout et de soi pour partir.

Qu’emporter avec soi ?

Tout soi-même et rien de moins. Étrange réponse après avoir dit qu’il faut tout laisser et surtout se laisser soi-même.
Et pourtant c’est vrai, il faut s’emporter tout entier. Beaucoup ne partent qu’en apparence. Ils se mettent eux-mêmes en sécurité avant de se mettre en route. Ils se font une personnalité artificielle, ce robot, cette ombre d’eux-mêmes qu’ils envoient. Ils n’entrent jamais vraiment de tout leur être dans l’expérience. En partant, il faut mettre sur son âne tout ce qu’on possède et partir avec tout ce qu’on est, il faut tout prendre, les grandeurs et les faiblesses, les grandes espérances, les tendances les plus basses et les plus violentes, tout, tout, car tout doit passer par le feu. »

– Chemin de la Contemplation , Yves Raguin

Inde – 2009 – Un an avec l’association Howrah South Point – Extraits de carnets de voyage