De cette boutique microscopique, se répandent les échos d’un arabe chantant et les vapeurs d’une liqueur de figues bien fraîche. Chez Bob de Tunis. J’ai dû passer devant une centaine de fois sans la voir. Mais aujourd’hui, j’y ai passé la tête. Je pousse la porte dans un « bonjour », accompagné de mon plus beau sourire.

Regard grognon du patron qui se tient derrière sa caisse pendant que ses copains m’ignorent du mieux qu’ils peuvent. Echec cuisant du sourire XXL.

 

Il en faut plus pour me faire fuir. Je me balade dans les 6m² de la petite boutique et survole du regard les centaines de photographies jaunies accrochées au mur. On y voit le patron, Gilbert Montagné, des rabbins à longues barbes et des footeux aux chaussures crottées. Tout le monde se fiche éperdument de moi. « Ah bah je vois que vous êtes contents de me voir… ».

Regard interloqué d’Elie, qui plante ses grands yeux bleus dans les miens. « Mais non, pourquoi vous dites-ça? ». Alors il m’explique que le patron grognon, là-bas, derrière le comptoir, c’est Bob. Bob de Tunis. Il est occupé à servir un habitué qui s’apprête à partir, sandwich sous le bras. En sortant, il nous adresse un sonore, « Allez, bonne fête de Pessah! ».

Pessah, mais c’est une fête juive ça. Effectivement, avec les rabbins aux murs, la mézouza et le drapeau américain j’aurais pu m’en douter… Mais le drapeau Tunisien et  l’arabe chantant de Bob, qu’est-ce que ça vient faire là-dedans?  Je suis perdue. « Mais vous êtes juifs? ».

Bob, le patron, esquisse un sourire, et l’œil pétillant, me tire une chaise. Il ne me laisse pas le choix, « assieds-toi je te prépare le thé ».

 

Et là, Balou, Elie, Bob et Bill  se mettent à me raconter les herbes amères et le pain azyme de Pessah, leur arrivée dans le quartier au début des années 60, les rues bondées et les charrettes pleines de fruits tirées par les gros percherons de la rue Cadet. Ils appartiennent à la communauté juive de Tunisie, qui a fui massivement le pays après la création de l’Etat d’Israël et la forte réaction antisémite du monde arabe.

Je les écoute en sirotant le thé fait rien que pour moi, avec des pignons qui flottent dedans. Ils n’ont pas voulu partager leur alcool de figues, ils pensent que je ne fais pas le poids. Bob me fourre un gâteau dans la bouche, ses copains me regardent avec les yeux qui brillent en susurrant à l’unisson,

 makrout, makrout

La bouche pleine, je savoure cette pâtisserie orientale, en les écoutant se disputer sur les noms de leurs coéquipiers au foot. Ils ont arraché une vieille photo du mur, et ils sont tous là, avec 50 ans de moins,  en short et chaussettes hautes, autour d’un ballon rond. Je les quitte pour les laisser se chamailler, et à Bob de me lancer, « viens quand tu veux, tu es ici à la maison ».

Maison, n.f,  « Membres d’une même famille vivant ensemble »
Chez Bob de Tunis, 10 rue Richer, Paris 9ème, pour ses sandwiches, son thé à la menthe inimitable et son accueil si généreux.