« La pluie ruisselle le long de son trench trempé. Ses cheveux s’échappent en mèches folles du foulard qu’elle a jeté sur sa tête, en sortant d’un bar bondé. On entend encore les basses; qui s’éloignent au fur et à mesure de sa marche, pour laisser le claquement de ses escarpins résonner dans la rue désormais déserte. Elle sait qu’au réveil sa tête sera lourde, ses paupières engourdies, sa gorge sèche et c’est dans un soupir qu’elle se démaquille, titube jusqu’à la cuvette des toilettes pour y vomir le vin rouge qu’elle avait bu avec ardeur.

Allongée sur son lit, nue, elle ne lutte plus contre les roulis qui la bercent, et attend que le sommeil vienne la cueillir. A ce moment, enveloppée par des odeurs de cigarette, de transpiration et d’alcool, elle se demande pourquoi elle nourrit son propre mal avec tant de vigueur.

Mais elle s’en fiche, puisqu’elle pense qu’elle va mourir à 28 ans.

La pluie ruisselle le long de son imperméable trempé. Il l’entraîne par la main hors du bar bondé et c’est sans même la regarder qu’il lui fera l’amour, avant de s’effondrer sur le canapé où il passera la nuit. Ce n’est que quand la porte de l’entrée claquera qu’il s’abandonnera au sommeil, avec un sentiment de vide que ni le whisky ni même sexe n’auront comblés. Il regrette d’avoir fui quand celle qu’il attendait a franchi la porte du bar et lui avait souri, de ce sourire qui fait valser son cœur.

Une larme lui échappe et vient se poser sur ses lèvres. Son goût de sel lui rappelle l’océan et cette petite maison qu’il rêvait de construire pour elle, les enfants qu’ils auraient ensemble. A ce moment, il se demande pourquoi il s’est enfui et pourquoi c’est à une autre qu’il avait fait l’amour.

Mais il s’en fiche, puisqu’il pense qu’il va mourir à 28 ans.

Comme tous les matins de la semaine un téléphone sonne pour tirer du sommeil celui ou celle qui lui a demandé ce service. Les bips-bips agressifs se répètent jusqu’à ce qu’une main excédée ne s’abatte sur lui. Les boîtes de doliprane éventrées, les préservatifs fatigués, les bouteilles asséchées… Tu slalomes au milieu des souvenirs de ta nuit pour atteindre la machine à café.

Comme tous les matins de la semaine, tu tentes de chasser le sommeil qui te poursuit sous une douche brûlante. Tu enfiles les collants que tu viendras glisser dans tes escarpins au dernier moment. Tu noues ta cravate machinalement, et tu la jette par-dessus ton épaule au moment d’avaler ton café. Le miroir de la salle de bain te renvoie l’image terne et grise de toi-même, que tu camoufles à coups de fond de teint, de poudre et de mascara.

Il fait encore nuit, tu claques la porte de ton appartement.

Dans le métro, où tu as une place assise, ton regard est plongé dans le bleu de l’écran de ton smartphone. Pendant les quatre arrêts qui précèdent ton changement, tu vas regarder distraitement tes notifications Facebook, Tinder, WhatsApp, Instagram et Snapchat. Tu liras les messages qu’on t’a envoyés la veille et oubliera d’y répondre. Ton calendrier te rappellera alors que c’est l’anniversaire de ta mère ; tu lui écriras un sms en slalomant entre les voyageurs, qui se font de plus en plus nombreux, pour aller attraper ton deuxième métro.

Tu as reçus 8 mails pendant la nuit qui viennent s’ajouter aux 1523 autres non lus, que tu ne liras d’ailleurs jamais. La sacoche d’ordinateur que tu portes en bandoulière claque sur ta cuisse quand tu grimpes quatre à quatre les marches qui te conduisent dehors. Tu te frayes un passage dans le flot des ombres en costumes gris, et te dirige vers la tour de verre qui surplombe la Seine.

Il fait encore nuit, tu allumes l’écran de ton ordinateur.

Elle habite dans un quartier branché où elle fait son marché le dimanche, après son cours de yoga. Panier de fruits et légumes bio sur son vélo, elle va bruncher avec ses amis d’école de commerce. Elle les écoutera parler de leurs projets de start-up, de leurs vacances, de leurs engagements politiques et de leurs dernières conquêtes amoureuses. Quand on lui demandera comment se passe son boulot, elle ne répondra pas.

Elle partira tôt, s’excusant parce qu’elle a beaucoup de travail, mais ne dira pas vraiment quoi. Ou alors quelque chose qui vient de tomber, une présentation à finir, un brief à relire. Elle passera son dimanche à remplir des tableaux Excel ou à faire des graphiques sur Power Point.

Sur son ordinateur, un autocollant « work hard, play hard ».

Il habite en coloc avec deux copains, rencontrés en école d’ingénieur. Le mardi soir, il joue au rugby avant de finir au comptoir d’un bar, ou il lève le coude au son de tubes des années 80. Il fume des Gauloises et, depuis quelques temps, sniffe cette légère poudre blanche, de temps en temps. Quand on lui demande ce qu’il fait dans la vie, il débite une leçon bien apprise, agile, comme les méthodes qu’il utilise au travail.

Il s’interdit de prendre des vacances et son compte jours ferait pâlir d’envie n’importe qui. Parce que, tu comprends, il ne peut pas, il y a trop de boulot au cabinet en ce moment. Le soir, souvent, il retourne au travail en urgence pour finir un dossier, qu’au final personne ne lira.

Sur son ordinateur, un autocollant, «start before you’re ready ».

La pluie ruisselle le long de son trench trempé. Elle titube jusqu’à la cuvette des toilettes pendant que les bips-bips agressifs se répètent jusqu’à ce que le sommeil vienne la cueillir et après son cours de yoga, elle ne répondra pas. Une présentation à finir. Un brief à relire.

La pluie. Elle titube, la cuvette, les bips-bips, elle ne répondra pas.

Aujourd’hui, elle a fait un burn-out. Une mort silencieuse de l’âme et de l’esprit. Mais ils s’en fichent, puisqu’ils pensent qu’on ne peut pas mourir à 28 ans.

La pluie ruisselle le long de son imperméable trempé. Il lui fera l’amour et sous une douche brûlante, noue sa cravate machinalement pendant que Tinder, WhatsApp, Instagram et Snapchat lui débitent une leçon bien apprise. Il retourne au travail. Personne ne lira.

La pluie. Il lui fera l’amour, machinalement, leçon bien apprise, il retourne au travail.

Aujourd’hui, il a fait un burn-out. Une mort silencieuse de l’âme et de l’esprit. Mais ils s’en fichent, puisqu’ils pensent qu’on ne peut pas mourir à 28 ans. »

 

Texte finaliste du concours Libération Apaj 2016
Publié le 1 septembre 2016 sur Libération.fr