Au creux de l’hiver, un coin perdu de la Bretagne, une côte déchiquetée, du vent à vous saouler comme trois whiskies cul secs, et pas un chat. J’espérais y trouver des marins à la peau tannée, une langue burinée et une mer déchainée. Rien de tout ça. Alors autant vous dire que quand j’ai vu le breton, ce vieux bonhomme, sortir des fourrés, au détour d’une petite route, j’étais ravie. Un marin. Un vieux marin. Avec pleins d’histoires de vieux marin.
Pendant que son petit chien lèche mes baskets avec application, le breton me lance de courtes phrases très hachées, qui se perdent dans le vent. Mais son accent fait fit du Kornog et je me délecte de ses lettres roulées, qui déferlent sur moi comme la marée. Je fixe ses mains, espérant y trouver les sillons creusés par le sel et les stigmates des filets.
« Des mains de marin ça? » Il laisse un gros rire sourd s’échapper en même temps que sa phrase. Courte, hachée, qui se perd dans le vent.
– Ah non c’est pas des mains de marin ça. J’tais plombier, j’connais tous les chauffe-eaux du coin! Mais mon fils à moi y travaille sur les bateaux. Mais il est sur les câbliers, il est pas madot hein.
– Il est pas quoi? »
– Madot. Bah madot quoi! Comprend rien cette petite. Il travaille avec des madots malgaches. C’est bien quand ils prennent la pause, bah ils astiquent tout. Bien hein? C’est des bons madots ça.
Il me frotte l’oreille, m’illustrant l’application avec laquelle les matelots briquent leur bateau. Le petit chien lèche toujours mes baskets.« Un jour y a eu un coup de tabac, à la Saint Laurent comme y disent. Fine comme vous y êtes vous vous s’riez envolée, sur ». Il tâte mon bras avec un brin de scepticisme.
« C’est sur. Bon bah ils ont du laisser la bouée là, avec le cable au fond, en attendant que ça se calme. Ils ont appelé deux chiens de garde, pour qu’un bateau passe pas par la et arrache tout. C’est une rude vie sur les câbliers. »
J’ai rien compris. J’ai les oreilles qui bourdonnent et mes pieds sont trempés. Je suspecte le petit chien qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celui d’Isi Véléris.
Plus tard, je re-croiserai le breton dans le bourg, à la terrasse du café. Il nous commandera des pti’ blancs secs, qui arriveront dans des flûtes remplies à ras bord. Son petit chien lapera le vin qui a débordé de nos verres et lui, ravi, lancera aux habitués du comptoir : « elle, c’est ma nouvelle fiancée! ».
« Parler avec accent signifie s’adresser au sentiment, et alors tout est renversé. Il est telles gens à qui l’on peut, avec un geste poli et un ton amical, dire en réalité des sottises sans danger immédiat. » Parerga et Paralipomena – Arthur Schopenhauer